Une Europe crédible ?

Eric Dell’Aria, 10 mars 2020

S’agissant de la toute prochaine consultation sur l’avenir de l’Europe débutant en mai prochain, mais aussi des nombreuses interrogations autour du caractère « géopolitique » de la nouvelle Commission, le toujours très discuté voire polémique concept d’Europe-Puissance prend tout son relief : le degré de puissance dont les Etats-membres (car contrairement aux critiques souverainistes, ce sont bien eux qui restent à la manœuvre au Conseil) voudront doter l’Union européenne déterminera précisément le degré d’intensité du terme « géopolitique », et inversement, le niveau d’ambition géopolitique retenu déterminera le type de puissance dont l’Union pourra et voudra se prévaloir.

Pour être aisément compris des opinions publiques nationales et avoir ainsi des chances de les faire adhérer au projet, posons que le qualificatif de « géopolitique » signifie avant tout une prise en compte pleine et entière de la géographie, trop souvent négligée voire méprisée, mais pourtant capitale en ce qu’elle détermine l’histoire – et donc la culture – des peuples et les relations qu’ils entretiennent entre eux.
En conséquence, a fortiori dans une époque de retour des empires, le concept qui a pu être avancé de puissance suffisante pour l’Union du futur ne correspondrait ni à l’ambition géopolitique ni à la vocation globale proclamée. Le degré de suffisance resterait au demeurant bien difficile à apprécier, à mesurer, à dimensionner : si l’Europe dispose d’une puissance suffisante par rapport à des acteurs modestes, le terme devient en revanche inadapté, quels que soient ses indéniables atouts, face des Etats tels que la Russie, la Chine ou les Etats Unis qui pèsent évidemment d’un poids incomparable. L’exercice requerrait en outre une parfaite vision du niveau d’ambition de tous les acteurs, exercice bien aléatoire…Les intérêts stratégiques sont en effet souvent maintenus dans un certain flou pour entretenir l’incertitude ; dans le cas français, c’est ainsi sur la notion « d’intérêts vitaux », définis à dessein de manière assez générale, que repose la dissuasion.

Il y aurait donc un hiatus entre une Europe ambitieuse qui se voudrait une puissance seulement suffisante.

Dès lors, si l’un des résultats logiques de la consultation aboutit à la promotion d’une Europe crédible et respectée (l’une induisant l’autre…), il conviendra pour les institutions de travailler sur ce qui est nécessaire à cette crédibilité, sur la base des mandats confiés aux commissaires et des multiples politiques thématiques. Mais faut-il une consultation pour cela, les décideurs ayant déjà réfléchi et échangé depuis quelques décennies sur le thème de l’Europe politique ?

Quoiqu’il en soit, bornons à ne citer que quelques exemples pour rechercher et promouvoir cette crédibilité :

  • Au plan économique : une puissance crédible/respectée doit conférer à l’UE la réelle autonomie stratégique qu’elle revendique, en matière d’échanges, de coopération, de négociation des accords et traités, sans être sous menace permanente de rétorsions diverses de la part d’Etat-tiers (financière et pénale comme dans le dossier iranien, énergétique dans le cas russo-ukrainien, migratoire vis-à-vis de la Turquie, etc…). Clairement, la monnaie joue là aussi un rôle majeur.
  • S’agissant de défense, dont il fut pendant des décennies très mal vu de parler à l’Union européenne, on se contenta longtemps de quelques déclarations convenues ; mais de fait, cette situation convenait à la plupart des Etats-membres, notamment aux plus atlantistes. On évoque désormais davantage et plus ouvertement ce dossier depuis juin 2016 et l’automne 2019 ; ce faisant, il conviendrait que les nouveaux outils de la PSDC, et en l’espèce le Fonds Européen de la Défense, ne fassent pas seulement le bonheur de quelques grands équipementiers, dont les productions ne doivent pas être des fins en soi, mais bien les moyens d’une Europe crédible/respectée pour conduire les opérations jugées nécessaires à la défense de ses valeurs, mais aussi de ses intérêts. Directement liée, la récurrente question de la relation UE/OTAN est quant à elle devenue très complexe ; pour ne s’en tenir qu’à deux paramètres, elle nécessite de retrouver un interlocuteur rationnel Outre-Atlantique ainsi qu’une clarification des positions turques, tant au sein de l’Alliance que vis à vis de l’UE. Faute de cela, le dossier ne progressera pas, quels que soient les communiqués dithyrambiques célébrant l’unité de l’Alliance et la relation OTAN/UE à l’issue de chaque sommet, conseil ou réunion ministérielle.
  • Au plan digital/numérique, une Europe crédible/respectée sait créer l’architecture lui permettant de se prémunir de toute attaque cyber, quelle que soit son origine, mais aussi (et c’est un débat…) de riposter, voire de préempter une agression estimée certaine.
  • S’agissant de sécurité au sens large : une Europe crédible/respectée sait parer le chaos provoqué sciemment par un Etat-tiers aux frontières de l’un ou l’autre de ses membres et se donne les moyens de s’opposer au chantage, comme celui actuellement exercé par Ankara (« nous sommes confrontés à une menace géopolitique de la part de la Turquie », selon Alexis Tzipras sur la chaine Mega TV). Elle ne se laisse pas non plus imposer le choix fait par un « allié », fût-il considéré comme majeur, de rompre des accords aussi capitaux que celui sur le nucléaire iranien ou les missiles de portée intermédiaire, ruptures décidées sans elle alors que ces oukases ont un impact direct pour elle.

Il est très médiatique (et certes louable) que les plus hautes autorités européennes se soient rendues le 3 mars dernier à Kastanies, s’y déclarent « aux côtés de la Grèce » et décident d’allouer en urgence 700 millions d’Euros pour ce dossier épineux (il est au passage intéressant de noter qu’aux yeux des opinions, il est possible de débloquer immédiatement des budgets de cette importance alors que l’on ne parvient pas à s’accorder sur le budget pluriannuel de l’Union). Mais quoiqu’il en soit, cela ne règle en rien le fond du problème : les réfugiés syriens (et au moins autant d’Afghans, d’Irakiens et d’autres ressortissants d’Etats en crise, en guerre, en déliquescence…) ne veulent pas demeurer sur les iles grecques : ils veulent à toute force accéder au pays de Cocagne qu’est l’Europe à leurs yeux.

Dans le même ordre d’idées, une Europe géopolitique doit pouvoir faire réellement fonctionner sa stratégie sur le Sahel, donc être effectivement écoutée par les autorités politiques des pays de la zone pour que soit données aux populations locales des raisons de demeurer chez elles en y vivant dignement. A cet égard, on ne peut vraiment dire que le Mali soit un plein succès…

Et que dire de la Libye en proie au chaos, de l’Afghanistan que les Etats-Unis quittent en hâte et où beaucoup d’Etats-membres de l’UE se sont engagés dans le cadre OTAN derrière eux, ou encore de la Syrie dont l’UE (s’) est exclue au profit de la Turquie, de la Russie et de l’Iran, en laissant au passage choir les alliés de circonstance, un trop court instant célébrés, qu’ont été les Kurdes face à Daesh ?

Tout est certes aujourd’hui plus complexe en raison du nombre d’Etats-membres induisant une grande disparité de fait des intérêts nationaux. L’Europe de Schumann, Monet, Gasperi, Spaak, Luns et Hallstein était celle d’une époque. Ne veut-on pas aujourd’hui trop demander à une Union dont la technostructure et le processus décisionnel sont devenus très lourds, très complexes, et dont le projet ne parle plus vraiment aux citoyens, a fortiori lorsque le Commissaire chargé du Marché Intérieur déclare que « La réduction des prix pour les consommateurs ne devrait plus être l’objectif de l’UE » ?

Il faut pour l’Union un autre langage, une autre communication et sans doute un contenu révisé ; c’est en ce sens que certains évoquent une refondation. Mais que peut faire le simple citoyen lorsque les Etats ne veulent pas rouvrir les traités ou estiment ne pas être en état de le faire ?