La fin du grand jeu ?

C’est donc fait depuis ce 15 août 2021 : Kaboul est tombée, et paraît-il de manière beaucoup plus rapide qu’escomptée par les chancelleries. Ce qu’il est difficile d’admettre pour l’observateur quelque peu averti, lorsque l’on pense aux capacités de renseignement technologique et humain déployées au sol et dans le ciel afghan ces dernières années. Les responsables politiques américains (et les autres) connaissaient-ils tout de la réalité et l’ont-ils tue ?

Beaucoup s’interroger donc aujourd’hui, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident, sur les raisons d’un évanouissement aussi rapide du régime avec la fuite du président Ghani et la faillite des forces de sécurité afghanes formées à grands frais par les Américains et d’autres. C’est pourtant d’une assez grande clarté, avec des raisons toutefois nombreuses et complexes.

Outre le fait que l’Afghanistan n’a jamais été un État classique, le président n’était qu’un roi de Bourges contraint de composer avec les chefs de région ou de vallée réunis en shuras.

La corruption endémique des élites n’a par ailleurs jamais pu être enrayée en dépit des programmes de bonne gouvernance élaborés par la communauté internationale depuis 2001, comme le « Building integrity programme » de l’OTAN. Les budgets consacrés à la reconstruction d’une armée afghane n’ont donc clairement pas généré les 300.000 hommes aptes au combat annoncés sur le papier ; seules les forces spéciales du général Alizai pouvaient faire le poids, comme elles l’ont révélé lors de l’élimination d’Abdul Hasib, chef de la branche afghane du groupe État islamique. Mais les dernières semaines, ne disposant plus de l’appui aérien américain, manquant de munitions et d’une manière générale « overstretched », elles ne pouvaient plus tenir. Tout comme en témoigne le massacre de vingt-deux de leurs membres qui étaient en train de se rendre le 13 juillet dernier à Dawlat Abad, les rescapés de ces forces savent qu’ils n’ont rien à attendre de la clémence des talibans, tout comme les femmes éduquées des villes, les enseignants et tous ceux et celles qui ont adhéré au mode de vie occidental.

La plupart des autres unités militaires ou de sécurité, sommairement instruites, composées de recrues souvent peu motivées et n’ayant pas le niveau opérationnel de la plupart de leurs adversaires combattant quant à eux depuis plus de vingt-cinq ans, en outre non payées depuis un certain temps pour beaucoup d’entre elles, se sont tout simplement évanouies dans la nature. Les villes sont donc tombées les unes après les autres, les édiles locaux laissés à eux-mêmes ayant préféré faire allégeance aux nouveaux-anciens maîtres.

Enfin, l’adversaire a été visiblement sous-estimé, ce qui toujours une erreur fatale au combat : il y a désormais dans l’état-major taliban de vrais stratèges, vu la manière dont la reconquête a été menée, mais aussi des experts de la communication, de la cyberdéfense ainsi que des armements et techniques sophistiqués, commandant par ailleurs une troupe de pauvres hères quant à eux peu éduqués ; comme au Cambodge ou au Vietnam voici quarante-six ans, ces derniers représentent par contre la revanche des campagnes sur les villes.

Nous autres Occidentaux n’avons pas « fait le job », contrairement à ce que clament Antony Blinken et Joe Biden, ou alors il s’agit d’un immense quiproquo. S’il suffisait aux États-Unis d’éliminer Ben Laden et d’éloigner les combattants d’al-Qaïda de leur sanctuaire afghan (ce qui pour ce dernier objectif est dans la réalité sans doute loin d’être le cas), les membres de la coalition, OTAN et autres, avaient pour leur part assumé qu’il s’agissait d’accompagner l’opération par du nation-building… ce que se sont en effet efforcés de faire depuis vingt ans militaires, diplomates, ONG, représentants des organisations internationales diverses,…un certain nombre d’entre eux l’ayant au demeurant payé de leur vie.

Qu’A. Blinken, ce diplomate réputé chevronné dont chacun se félicitait de la nomination en janvier dernier, persiste à dire que les Occidentaux partent le travail fait et qu’il ne faut en aucune manière comparer Saïgon 75 et Kaboul 21, relève d’un inquiétant déni de la réalité ; il traduit soit de l’autisme, soit du cynisme, soit de l’incompétence. Si l’on veut éliminer la troisième, restent tout de même les deux premiers qui laissent perplexe. Quant à J. Biden, il eût été bien inspiré de ne pas agiter la date du 11 septembre, l’usage des symboles pouvant se révéler hasardeux, comme on le voit. Une fois encore, ce n’est pas tant d’avoir quitté l’Afghanistan qui est dommageable, car il aurait bien fallu en partir un jour, que de l’avoir fait dans ces conditions désastreuses.

Les Afghan(e)s qui ont cru aux promesses occidentales et/ou américaines de lendemains démocratiques enchanteurs vont très probablement payer sévèrement leur choix. Mais il est une certitude : tout comme en 2020 avec le lâchage des Kurdes de Syrie et d’Irak, celui des Afghans qui ont eux aussi cru en la parole des Occidentaux ne redorera pas l’aura de ces derniers.

En contrepoint, les Chinois ont pris soin de négocier en amont leur future relation avec de hauts responsables des talibans tout en continuant à réprimer le mouvement ouïghour, ce qui leur permettra d’enfiler une perle supplémentaire sur le fil de la Belt and Road Initiative. Quant aux Russes, ils n’évacuent curieusement pas leurs personnels de Kaboul, ayant, semble-t-il, reçu voici quelque temps des assurances pour leur sécurité.

L’Union européenne laisse pour sa part une impression étrange dans cette crise ; principale bailleuse de fonds pour l’Afghanistan, elle a pourtant été écartée dès mars 2021 des discussions de paix par Washington, alors que la Chine, la Russie, l’Iran, le Pakistan et l’Inde étaient cités dans le plan Blinken. Silence donc de l’UE ce 15 août, alors qu’un communiqué de Josep Borrell en date du 12 juillet 2021 soulignait que les zones contrôlées par les talibans étaient le théâtre de violations des droits humains « telles que des exécutions arbitraires et extrajudiciaires de civils, des flagellations publiques de femmes, ainsi que la destruction d’infrastructures » et que « certains de ces actes pourraient constituer des crimes de guerre et devront faire l’objet d’une enquête. Les combattants ou commandants talibans responsables devront rendre des comptes ». Visiblement, cela n’a guère dû impressionner les nouveaux maîtres de Kaboul…

Les États-Unis ne seront certainement pas les premiers concernés par un afflux très probable de migrants afghans qui rejoindront ainsi le contingent des Syriens, Irakiens et Erythréens venus s’entasser aux frontières de la Turquie et de la Grèce, ce qui ne sera sans doute pas sans générer de nouvelles crispations entre les 27.

Manifestement, l’Histoire n’a pas appris grand-chose à certains, mais ces événements seront peut-être l’occasion de prouver une nouvelle fois à l’Europe qu’elle ne peut plus placer une confiance aveugle dans son grand allié transatlantique sur tous les dossiers ; les États-Unis ont et auront toujours leur propre agenda ne coïncidant pas nécessairement avec le nôtre. Mais les événements des derniers jours donnent aussi à réfléchir sur ce qui fut agréé le 14 juin dernier par les Alliés, sous inspiration américaine, dans le très long communiqué de l’OTAN ; l’Alliance des démocraties qui y est évoquée mérite vraiment d’être regardée de très près, car une duplication automatique des normes occidentales dites « démocratiques », sur des régions du monde de cultures très différentes, ne peut que conduire à de nouvelles confrontations, sinon à de dramatiques impasses.

Eric DELL’ARIA

 

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