Légion d’honneur, à la manière de…

Le sergent bouvier frappait machinalement le sol du bout ferré de sa grosse canne à tête de canard. Il avait plu averse toute l’après-midi et la terre exhalait une puissante odeur d’humus. La terre, ça, il connaissait pardi ! Des années qu’il avait pataugé dans la boue des tranchées, un peu partout sur le front. Ah oui ! il en avait vu du pays dévasté, des arbres en miettes, des chevaux éventrés et des gars en bouillie. En août 14, il faisait chaud, ben vrai, et les soldats cavalaient tous azimuts dans leurs pantalons garance et leurs vestes bleu de nuit en laine épaisse. Et puis lui, pensez, il était zouave, culotte bouffante, vareuse courte, fez à pompon et tout le toutim. Vous parlez d’un déguisement pour aller chasser le fridolin sur la Marne ! Il faisait chaud, ciel sans nuages, odeurs de blé en herbe, p’tits oiseaux qui pépient avant la pétarade, mais on clameçait quand même, y a pas de doute. Un macchabée au soleil, ça reste un macchabée. Et puis après, oh, après, il faisait même plus beau. Enfin s’il avait fait beau, il ne s’en souvenait pas. On s’était enterrés comme des rats, dans des boyaux fangeux, remplis de flotte, qui puaient la pisse et la merde et pullulaient de vermine. Les totos et les gaspards, ça vous quintuplait l’effectif, pour le moins. Bon, pour ce qui est de creuser, la plupart des zigues, ils s’y connaissaient. Dans la biffe, y avait surtout des péquenots comme lui, des gars d’la campagne pas trop maniérés, le genre rustique. Quelques intellos aussi bien sûr et des parigots. Ceux-là, il leur fallait un peu d’temps pour s’adapter mais ils finissaient par s’y faire, du moins s’ils ne s’prenaient pas un shrapnell ou une bastos comme cadeau de bienvenue. Y en a comme ça, y z’avaient pas l’temps d’profiter. T’arrives, huit jours après c’est l’attaque, une rasade d’eau de vie, tu montes l’échelle au coup de sifflet en beuglant comme un veau pour te donner du courage, tu cavales dans le no man’s land avec la boue qui te colle aux guêtres et d’la fumée partout et v’là qu’ta tête éclate ou qu’tu t’éparpilles dans la nature, ni une ni deux. Ceux-là, au moins, y z’auraient plus la pétoche. Plus faim, plus soif, plus sommeil. La messe est dite, bonjour chez vous et salut la compagnie.
Bouvier, lui, c’était du solide. Modèle 1885, classe 1905, certifié rural. Cordonnier qu’il était, quelque part dans un bled de la Mayenne. Et puis la conscription, deux ans en Tunisie avec la Colo, prise de la Manoubia. Une mise en bouche, mais ça, il le savait pas encore, forcément. Il se plaît bien – Dame, ça change du pays ! -, il rempile un peu et reçoit son, certificat de bonne conduite en 1909 avec en prime des galons de sergent. Pas mal qu’il se dit, pour un type dont le père savait tout juste lire et écrire. Me v’là respectable, j’vais m’ouvrir un p’tit commerce, me marier, faire des gosses. La vie, elle va être belle et douce. Le dimanche, j’irai à la pêche après les salutations au bon Dieu. Et le bougre met sagement son plan à exécution. Il épouse une fille du village. Pas bien jolie, mais dure à l’ouvrage, saine, bonnes dents, les seins hauts et lourds et des hanches comme il faut pour pondre de robustes petiots qui feront de bons soldats. Et là, paf, la tuile ! V’là qu’un cornichon de Serbe butte un archiduc, que l’monde entier s’excite comme un pou sur la tête d’un chauve et que l’Bouvier, 29 ans, presque un vieillard pour jouer les pousse-cailloux, y renfile l’uniforme. Pas de la rigolade cette fois. S’agissait plus d’ailler tirer le loqueteux à Bizerte mais d’repousser le Teuton, ses canons Krupp et toutes ses machines dernier cri. Moderne qu’elle allait être la guerre mais parole, ça on s’en doutait pas encore au début, crédieu non !

Commencer cette foutu guerre et la finir en 19, c’était pas gagné. Y en a pas tellement qui joué la pièce en entier. Mais lui, il est verni. Enfin si on veut. Un p’tit tour en Lorraine pour s’mettre en appétit – son frère Alexandre clapote devant Arras en novembre 14 – Garde-à-vous -, la Somme en entremets. Ah oui, la Somme justement. Dans un boyau étroit, un général, un rien rigolard, lui tape sur le bide et lui dis : « Eh, sergent, tu peux pas rentrer ton ventre ? ». L’Bouvier, il est fatigué et un peu d’mauvais poil et pis y prend l’gars pour un de ces planqués de territoriaux. Y réponds sans s’démonter :  » Ben mon vieux, si t’avais l’barda qu’jai sur les épaules, tu f’rais p’têtre moins l’malin ! ». Oh, la vache, insubordination. Les arrêts garantis sur facture. Ben non, le général y s’marre. « Tu m’reconnais pas sergent ? qu’il lui fait. Toujours aussi râleur. Ah, bon sang ! c’était R. son colonel au 4ème zouave, en Tunisie. Faut pas vieillir, mes vieux gars ! On perd la boule.
Et puis l’plat de résistance, c’est Verdun. En 17, hein, pas au moment ou ça tapait l’plus. Mais tout de même, ça a toujours bien canardé dans c’coin là. Au Fort de Regrets – du parles d’un nom ! -, avant de monter en ligne, Bouvier y s’dit : « C’coup là, j’va y passer, je l’sens ». Y rédige son testament au crayon de bois, sur un feuillet quadrillé à moitié cramé.  » Et blabla, j’aime ma femme, mes gosses, ma patrie. Pis toi aussi bon Dieu j’taime. J’ai fait tout c’qui fallait, baptême, communion, confesse, Pâques, génuflexions et signe de croix, alors m’oublie pas quand c’est que j’srai clamecé. » Ben non, encore tu bol ! juste un pruneau dans la guibolle. C’est pas encore pour aujourd’hui la droite du Seigneur.
À l’ambulance, y s’dit : « Cette fois, c’est la quille ! La bonne blessure, celle qui vous sort de c’merdier avec les honneurs ». Bernique, trop coriace le péquenot ! Trois mois de convalescence tout juste et l’major le déclare bon pour le service. « Bon allez, t’es un peu estropié, c’est vrai qu’on lui dit au dépôt. On va t’faire une faveur. Tu vas quitter la biffe et on va t’coller chez les artiflots et t’envoyer cultiver des salades à Salonique. Tu vas bien rigoler avec les mouquères ». Ben voilà, l’Armée d’Orient, ç’était l’dessert. Total, not’ sergent, y rentre en 19, bardé de décorations, médaille militaire, croix de guerre, quatre citations, croix des blessés, croix du combattant, médailles commémoratives d’Orient et de de Verdun et même la croix de guerre des Brittons. Faut dire que les médailles, il aimait ça Bouvier. « Un héros qu’y disait, faut que ça soit marqué dessus, sinon, c’est comme s’il avait rien fait. »
C’est à tout ça qu’y pensait l’ex-sergent en tapant la terre du bout de sa canne ou en faisant coulisser distraitement le poignard effilé qui se logeait dans la poignée. « Mais bon Dieu qu’y s’disait en grognant, pourquoi qu’on me donne pas aussi le rouge ? J’y ai droit : médaille militaire, une blessure, au moins deux citations. Le compte est bon ! C’est la loi. »
Oh, on l’avait proposé, ça oui. Mais son dossier traînait quelque part dans un ministère et y comprenait pas pourquoi. Ça le turlupinait c’t’histoire. La croix de chevalier, y avait même des embusqués qui s’la promenaient à la boutonnière. Tenez le fils P., de gros bouchers du coin. Réformé n°2 en 14 parce qu’il s’était tiré un coup de 12 dans le pied à la chasse le jour de la mobilisation – exprès ? -, marché noir en veux-tu en voilà sous l’Occupation. S’était réveillé en août 44 le lascar, juste après la libération de Paris. On savait bien qu’c’était fini pour les Fritzs. Avec deux de ses commis bouseux, l’avait flingué comme ça, sans sommation, les deux braves boches qui tenaient lieu de garnison au village. Un pépé qui passait le plus clair de son temps à fumer sa pipe et à boire des bocks de bière tiède et un gamin, un étudiant en philosophie y paraît, qu’était autant fait pour être soldat qu’un poisson pour voler. Les gars, y avaient rien vu v’nir. Le capitaine P. (comme le boucher se f’sait appeler depuis l’matin), y débouche devant leur poste (une maisonnette réquisitionnée) avec ses sales sbires et pis sans dire un mot, l’air mauvais du tueur de vaches, bang ! bang ! bang ! Z’ont pas compris c’qui leur arrivait. Clamecés tout net, avec un regard étonné, presque le sourire aux lèvres.
Ah, et pis le « capitaine P. », l’avait tondu une femme aussi. L’avait couché avec le philosophe y paraît. Tu parles ! L’avait surtout pas voulu se faire culbuter par ce tas de saindoux tout juste bon à égorger les pourceaux. Mais on n’y regardait pas de si près hein ? Le boucher il arrosait tout l’monde de son sale fric et d’son mauvais pinard et tout l’monde au village, bien désaltéré, l’gosier bien rafraichi, l’aurait juré qu’c’était un résistant d’la première heure. Un résistant au général de Gaulle, ça oui ! mais pour le reste… Eh ben l’cochon, y l’avait eu la Légion d’honneur. Et même qu’il était maire du pays maintenant. Ça, Bouvier, ça l’mettait en rogne. « J’suis un cocu d’la gloire qu’y pensait. »
L’fin mot, y l’avait un peu plus tard, en 53 ou non, en 54, quelques mois après l’annonce de la mort de son deuxième fils dans un camp de prisonniers Viets (Z’ont pas mérité d’la patrie les Bouviers, bordel !?). Le 27 novembre 54 précisément. Ce jour-là, les anciens du 3ème Groupe du 231ème Régiment d’Artillerie Coloniale, les potes de Salonique quoi, se réunissaient pour parler du bon vieux temps, des poteaux survivants, des clapotés, des mutilés. La guerre, ça les avait bien fait suer, mais puisqu’ils s’en étaient sortis, ça devenait la grande histoire de leur vie. « Eux et nous. Les embusqués et les guerriers ». L’histoire de tous les hommes en fin de compte.
Repas léger : hors-d’œuvre variés, filet de lotte sauce verte, Vouvray, civet de lièvre, Bordeaux supérieur, pommes château, salade (le balai de l’estomac), Savarin au rhum, petits fours secs, vin en carafe, café, Cognac. Fallait les nourrir ces gaillards !
Bouvier avise le commandant de M., le président de l’amicale. Y prend son courage à deux mains et soutenu par le pinard, y d’mande :

  • Mon commandant, ou qu’ça en est pour ma rouge ? J’ai bien rempli tous les papiers et mes états de service, y a rien à r’dire. Alors pourquoi qu’ça traîne comme ça ?
    Le commandant prend un air grave, s’approche de l’oreille de son vieux camarade et lui glisse d’un air embarrassé :
  • Oh, ça, sergent, vous êtes proposé, c’est certain. Vos soutiens sont nombreux. Mais quelqu’un a fait valoir une objection.
  • U…une objection ? bredouilla le sergent qui n’y comprenait goutte. Mais qui ? Et pourquoi ?
  • Le capitaine P., enfin le boucher, c’est-à-dire le maire.
  • Le…le maire ? répliqua Bouvier incrédule.
  • Oui repris le commandant. Il paraît qu’en 43, vous avez fait deux paires de bottes pour les Allemands du village. Il dit que c’est de la trahison, que c’est assimilable à des faits de collaboration.
    Bouvier n’en revenait pas. Ce goret qu’avait fait du commerce avec les schleus pendant toute la guerre, ce verrat dégoutant qui volait les pauv’ gens en leur fourguant sa barbaque à prix d’or, cet embusqué de mes deux dont le seul fait d’arme consistait à avoir abattu à bout portant deux Allemands désarmés, v’là qu’y s’mettait à juger les héros.
  • Mais mon commandant, repris Bouvier à la fois incrédule et colère, j’pouvais pas r’fuser. Y nous occupaient. Et puis à quoi qu’ça aurait servi ?
  • Ah, mon vieux, je sais, c’est écœurant. Il vous en veut et il compte dans le département. On dit qu’il va se présenter aux législatives. Il paraît qu’au café, vous auriez mis en doute son appartenance à la résistance. Ça arrive n’est-ce pas. On boit un peu trop, et voilà…
    Bouvier ressenti une profonde envie de vomir et, pour la faire passer, avala une demi bouteille de Cognac. Il rentra chez lui tard dans la nuit, fin saoul, en songeant que la vie était une farce. La belle découverte !
    L’ex-sergent Bouvier reçut enfin la décoration tant convoitée le 21 mai 1962. À titre posthume, trois mois après sa mort.

© Eric Cusas, mars 2018